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07 mai 2021

Pierre Geitner (ECL 2010) : Chef de section génie civil et ingénieur bétons EDF sur le projet Nachtigal au Cameroun
Centralien à l'international

Diplômé de Centrale Lyon option Transports terrestres et Trafic, Pierre Geitner (ECL 2010) débute sa carrière professionnelle au sein du Centre d'Ingénierie Hydraulique d'EDF. Sa mission : intervenir sur la maîtrise d'œuvre de maintenance en génie civil sur plusieurs dizaines d'installations hydroélectriques à travers la France. Au fil de l’eau et des responsabilités qui lui sont confiées, il rejoint début 2019, les équipes du projet Nachtigal sur le fleuve Sanaga au Cameroun. Une expérience humaine et professionnelle qu’il a accepté de partager pour Technica.


Bonjour Pierre. Tu vis et travailles à Yaoundé au Cameroun depuis l'été 2019. Comment s'est présentée cette opportunité ?

J'étais à l'affût d'une occasion comme celle-ci. Depuis que j'ai commencé mon activité professionnelle dans le domaine des barrages, j'ai eu envie de prendre part à la construction d'une installation neuve. Le potentiel hydroélectrique inexploité se trouve essentiellement à l’international, principalement dans les pays en développement. Notamment en Afrique subsaharienne, dont les liens historiques avec la France, en fait un terrain privilégié pour l'intervention de cette grande entreprise nationale qu'est EDF.

Quelques années auparavant, je m’étais passionné pour la biographie livresque et aventurière d'un agent EDF qui avait passé une bonne partie de sa carrière et de sa vie en Afrique. Cela avait éveillé en moi l’envie de vivre unetelle expérience. L'émergence du projet de construction de l'aménagement hydroélectrique de Nachtigal fut l'occasion que j’attendais inconsciemment, ma candidature fut pour moi, une évidence !

Quelles questions se pose-t-on quand on décide de s’expatrier dans un pays aussi différent de la France ?

Au moment de me décider, l'attrait du projet et l'intérêt de la mission ont été plus forts que les freins auxquels j'ai pu penser. Ces derniers concernaient en particulier le fait de partir vivre dans un pays étranger dont la culture, le climat, le niveau de développement - pour ne citer que ces aspects - présentent un si fort contraste avec la France. À quels sacrifices étais-je prêt pour réaliser cette mission (distance avec la famille et les amis, poids du travail dans la vie quotidienne, possibilités limitées de loisirs...) ? Ces considérations étaient bien présentes dans ma réflexion, ainsi que celles liées aux risques sanitaires (paludisme, gestion de l’eau et de l’énergie) et sécuritaires dans certaines parties du Cameroun : le ministère français des Affaires Étrangères classe en « zones rouges » (niveau le plus élevé) les régions à l'extrême ouest, qui sont en guerre civile, et les zones frontalières (celles au nord et à l'ouest sont investies par Boko Haram, et à l’est, le banditisme sévit). Heureusement, le chantier est au centre ! La question de la corruption est aussi une,préoccupation, le Cameroun étant au 30ème rang mondial des pays où elle est la plus prégnante selon l’ONG Transparency Intl

Carrière et zone de la future centrale hydroélectrique

Après 1 an et demi passé sur place, on imagine que tu ne regrettes pas ton choix...

Le jeu en valait clairement la chandelle ! Ce fut un changement de vie complet, comme je m'y attendais, qui a mis (et continue de mettre) à rude épreuve ma capacité d'adaptation, mais avec des satisfactions que je n'aurais pu vivre nulle part ailleurs ! Bien sûr, beaucoup de mes craintes étaient fondées et les difficultés sont réelles, mais assez rapidement, je me suis habitué au contexte et ai intégré les suggestions de rigueur et autres recommandations. Il faut s'habituer à ce qu'il y ait des contraintes (pas de déplacement seul, où on veut, quand on veut, même dans les zones sans risque particulier), à être confronté à des coupures d’eau, d’électricité et défaillances d’accès internet, à ne pas trouver tous les produits ou distractions auxquels on est habitués, à rarement réussir à faire cequ'on a planifié pour des causes qu'on n'aurait pas pu imaginer... Et on réalise aussi qu'il existe la plupart du temps des solutions. Le mieux est d'avoir toujours un plan B, C voire D, d'où ce dicton face à l'adversité : "ça va aller". Il n'y a pas de barrière de la langue (la population est 80% francophone et 20% anglophone, même si les langues locales sont très utilisées en second plan) mais les expressions, l’intonation, le phrasé et la signification des mots peuvent être très différents et forment autant de petits écueils à une bonne compréhension mutuelle.

Pour le reste, il faut apprendre la résilience face aux difficultés : rien ne sert de s'user à combattre ce contre quoi on ne peut rien, il paraît plus sage d'apprendre à vivre avec, d'ailleurs les populations locales le font très bien ! En résumé, les difficultés de l'expatriation sont réelles, surtout dans un pays si différent de la France à tous points de vue. Relever ce défi a été possible grâce à ma grande motivation pour le projet et
l'excitation d'avoir accès à un autre regard sur le monde, véritables moteurs pour franchir le pas, garder l'esprit ouvert et faire preuve d'adaptation.

Peux-tu nous présenter en quelques lignes le projet de barrage hydraulique de Nachtigal ?

Le projet, porté par NHPC (Nachtigal Hydro Power Company, un consortium d’actionnaires composé d'EDF, IFC, STOA, Africa50 et l'État du Cameroun), consiste à construire une installation hydroélectrique de 420MW (qui sera alors la plus puissante du Cameroun et couvrira 30% des besoins du pays) sur la Sanaga, le principal fleuve du pays, ainsi qu'une ligne 225kV sur 54km pour acheminer l'électricité aux portes de Yaoundé, la capitale.

EDF intervient non seulement en tant que co-investisseur, mais également en tant qu'Appui au Maître d'Ouvrage par le biais de son ingénierie hydraulique intégrée, dont je fais partie. Il s'agit de conseiller et représenter le Maître d'Ouvrage techniquement et contractuellement au cours de l'exécution des Contrats avec les entrepreneurs en charge de la construction.

Terrassements du canal d'amenée

Quelle est ta mission sur place et combien de temps penses-tu rester au Cameroun ?

J'interviens, au sein d'une équipe d'AMOA (Assistance au Maître d'Ouvrage), en surveillance de la construction de l'aménagement hydroélectrique de Nachtigal. Ma mission couvre plus précisément la qualité de fabrication des bétons et celle de la construction des ouvrages de génie civil situés dans la partie amont des installations (construction des barrages BCR, des ouvrages de prise et de dérivation ainsi que d'une petite centrale hydroélectrique d'appoint représentant 1% de la puissance totale de l'installation).

Elle consiste également à veiller au respect par les entrepreneurs, des exigences d'assurance-qualité applicables à la construction : conformité des méthodes, qualité du geste professionnel, sécurité des interventions, vérifications et essais tout au long du processus de construction, respect de l'environnement... Et vis-à-vis du client, analyser les aspects techniques, contractuels, planning, ainsi que les risques et opportunités, et synthétiser tout cela afin de lui donner la meilleure vision du chantier pour lui permettre le pilotage le plus juste possible, surtout en cas de survenance d'aléas. Le projet a des tenants à l'échelle européenne et mondiale (entrepreneurs français, belge, italien, espagnol, marocain, chinois, turc...) et tout aléa survenant dans le monde est susceptible d'avoir des répercussions sur le chantier, qu'il faut anticiper au mieux. La pandémie, qui fait partie du contexte depuis maintenant un an, a tendance à mettre à mal cette capacité d'anticipation.

Mon contrat initial couvre une mission de 2 ans qui a aussi été perturbée par la pandémie, ce qui dans l’immédiat me donne envie de poursuivre. La suite dépendra des opportunités et des possibilités, mais je me vois bien rester au Cameroun encore quelques temps !

Vue d'artiste de l'installation

Quels sont les défis techniques liés au béton que tu as pu rencontrer sur ce projet ?

Les ouvrages de génie civil à construire comprennent notamment des barrages en BCR (Béton Compacté au Rouleau, une sorte de béton d'aspect très sec qui est mis en œuvre au bulldozer et au compacteur vibrant) d'une hauteur de l'ordre de 13m et d'un linéaire total de 2km, un canal de 3,3km de long revêtu d'un béton bitumineux étanche, ainsi qu'une centrale hydroélectrique et divers autres ouvrages hydrauliques pertuis, etc.) en bétons conventionnels (bétons fluides, mis en œuvre à la pompe dans des coffrages pour réaliser des pièces armées).En tant qu'ingénieur bétons, je veille au respect des normes et spécifications sur l'ensemble de la chaîne d'assurance-qualité de fabrication de tous les types de bétons. Il s'agit par exemple de surveiller et critiquer la conception des formules de bétons, la qualité des constituants (ciment,
granulats, adjuvant, bitume), les performances des outils industriels (précision de pesage et dosage des centrales à bétons, BCR, enrobés).

Le défi de ce chantier, du point de vue des bétons, est qu'il combine des exigences élevées (durabilité 100 ans, eaux de la Sanaga agressives pour le béton...) et des contraintes très fortes (utilisation des granulats extraits des fouilles d'ouvrages, interdiction d'importation de ciment et donc imposition de ciments locaux plutôt irréguliers et en limite de performances par rapport aux utilisations voulues...).

Zone des ouvrages amont : prise d'eau, évacuateur de crues - en arrière-plan, centrales à bétons conventionnels et BCR

D'un point de vue purement professionnel, y a-t-il des différences entre travailler à Yaoundé et à Chambéry où tu exerçais auparavant ?

Les niveaux de responsabilité et d'autonomie que l'on peut avoir à l'international sont sans commune mesure avec ce qui peut être attendu d'un emploi en France à niveau d'expérience équivalent : il faut réussir à en faire plus en se débrouillant au sein d'une organisation agile, sans forcément avoir tous les services supports à proximité. C'est très satisfaisant !

De manière générale, il y a également une plus grande proximité entre les personnes. Le chantier comporte une base vie (hébergement, restauration, installations récréatives) où sont installés la plupart des personnels encadrants, locaux comme expatriés, ce qui crée des conditions de contact et d'échange indépendamment de l'entreprise d'appartenance. Cette proximité, inhérente à ce contexte, implique certes un manque d'intimité et un effet de vase clos (similaire à un petit village), mais ces derniers sont atténués par l'espace dont chacun bénéficie au quotidien, ainsi que la possibilité de passer du temps hors de la base vie (Yaoundé n'est qu'à 1h30 de route).Au sein de l'équipe AMOA, l'ambiance est particulièrement bonne, ce qui s'explique par un fonctionnement en mode projet et des recrutements du personnel basés sur une capacité à bien travailler ensemble ! Cela ne veut pas dire que les tensions n’existent pas. Le fait de vivre 24h/24 et 6j/7 sur la base avec tous les intervenants du projet peut parfois être source de difficulté. Heureusement les équipes en ont conscience et redoublent d’efforts pour s’entendre et faire avancer le chantier, malgré les divergences de points de vue qui apparaissent parfois.

Peux-tu nous décrire le déroulement d’une journée de travail ?

Sur la base vie, les journées sont plutôt monotones : le logement, le bureau et le restaurant sont les sommets d'un triangle de 200m d'arête ! D'ailleurs, le rythme routinier suit plutôt un cycle hebdomadaire : après un dimanche passé à Yaoundé, le départ en voiture (avec chauffeur, car les routes sont si dangereuses et la conduite tellement particulière qu'il vaut mieux laisser la responsabilité des trajets à des professionnels) se fait autour de 6h10, dans les premières lueurs du jour et afin d'éviter les légendaires embouteillages de cette ville. À l'arrivée sur le chantier 1h30 plus tard, après un café de rigueur et le contage des dernières péripéties des collègues, c'est l'heure du briefing de nos équipes de contrôleurs : point sur les difficultés du moment, partage des événements saillants et sujets d'attention particuliers à venir... Puis viennent les informations descendantes de la Direction de projet. Le mardi est le jour des réunions techniques "bétons", le mercredi celui de la visite commune entrepreneur / AMOA des zones de chantier, le jeudi celui de la
réunion de chantier. Les vendredis, samedis et les temps non contraints servent à préparer les réunions au mieux afin de les rendre efficaces, à en faire les comptes-rendus, à effectuer du reporting et des revues documentaires, ainsi qu'à organiser des réunions spécifiques sur les sujets brûlants du moment. C'est chargé en réunions, mais après tout, mon poste est à la croisée des chemins avec plein d'intervenants, c'est ce qui en fait toute la richesse !

Il m'arrive aussi d'aller sur le chantier en soirée, en particulier lorsqu'il y a un bétonnage à forts enjeux ou un point délicat à régler de dernière minute. Le rythme est exigeant, mais en contrepartie, je bénéficie d'une souplesse d'organisation qui me permet de ménager des temps de distraction / repos : sur la base vie, il y a des terrains de football, basketball, tennis, squash, une salle de sports, un foyer récréatif avec bar (tiens... ça rappelle un peu Centrale) et même une piscine ! Et comme le week-end est court (en fait, il consiste en le seul dimanche), lorsque je ne suis pas à Yaoundé je m'évade à VTT sur les pistes en latérite de l'arrondissement de la Lékié.

Quels sont tes projets après cette mission ? Peut-être un retour en France ?

Je pense avoir tant de choses encore à vivre au Cameroun et de manière générale en Afrique que je n'envisage pas un retour en France dans l'immédiat. Il serait difficile aussi d'y trouver une activité qui ait la même saveur !

En dehors du travail, qu’est-ce qui te plaît le plus dans ta vie au Cameroun ?

La gentillesse des gens, la grande ouverture dont font preuve ceux avec qui j'ai eu la chance de sympathiser, leur foi en la vie malgré une visibilité sur l'avenir qui parfois ne dépasse pas le lendemain, leur capacité à afficher un visage souriant malgré un dénuement qui peut être extrême et les malheurs qui s'abattent sur eux.

Et à l’inverse, qu’apprécies-tu le moins ?

Être régulièrement bloqué des heures dans les embouteillages, dans la fumée noire des taxis hors d'âge, parce qu'il y a eu un accident, parce que la pluie s'est mise à tomber ou simplement parce que c'est l'heure de pointe.

La spécialité camerounaise dont tu raffoles ?

Je suis un inconditionnel des fruits exotiques dont on trouve au Cameroun les meilleurs spécimens de toute l'Afrique : ananas, avocats, papayes, mangues, corossols, pastèques... mais pour citer plusparticulièrement des plats, je dirais le Ndolé (une sorte d'épinard sauté avec des oignons, épices et morceaux de bœuf et / ou de poisson fumé) ou encore meilleur : le poisson braisé, à consommer de préférence dans le Littoral, face à l'océan atlantique.

Ce qui te manque le plus de la France ?

Les embouteillages de la rocade toulousaine ! Je plaisante... Plus sérieusement, je dirais le printemps et l'automne. À Nachtigal, il fait toujours entre 22 et 38°C, de jour comme de nuit, en saisons sèches comme en saisons des pluies.

Un dernier mot pour les Centraliens qui seraient tentés par une expérience professionnelle au Cameroun ?

En Afrique subsaharienne, en plein développement, les entreprises internationales sont très friandes de cadres expérimentés formés en Occident, il y a donc de nombreuses opportunités sur des postes de très haut niveau y compris pour des ingénieurs en début de carrière. Au sein de l’Afrique Centrale, le Cameroun est particulièrement dynamique, et en plus c'est "l'Afrique en miniature" !

Merci.

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