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crédit Bernard Martinez
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09 juin 2020

D’Écully au Metropolitan Opera - Portrait de Laurent Naouri (ECL 1986)

Comment quelqu’un qui a fait des études d’ingénieur peut-il évoluer immédiatement vers un métier totalement différent et peut-on imaginer plus différent que la carrière de chanteur lyrique. C’est la vie de Laurent Naouri (ECL 1986) et la réponse est bien sûr d’abord dans son immense talent mais elle est aussi dans son milieu familial et dans les « passeurs » qu’il a rencontrés à chaque étape de sa vie.


Un milieu familial  éduqué et ouvert : sans doute une émulation entre  frère et sœurs, tous doués (une sœur est devenue romancière, l’autre metteur en scène), et l’image forte mais bienveillante d’un père pédiatre-psychanalyste célèbre. Jeune, Laurent aimait chanter mais ne s’intéressait pas particulièrement à la musique ; il apprenait cependant le piano. Il n’y avait pas véritablement une tradition musicale dans la famille, mais on écoutait de la musique classique et du jazz (mais pas d’opéra !).

Laurent Naouri se définit lui-même comme « un bon élève assez paresseux », ce qui veut sans doute dire « bon élève qui n’a pas besoin de montrer de grands efforts parce qu’il est doué ». En réalité, et toute sa carrière le montre, il a une soif de savoir, en tout. C’est ce qui explique ses relations avec ses professeurs : à toutes les étapes de sa vie, il a rencontré  des professeurs et plus tard de grands artistes dont il déclare qu’ils étaient si exceptionnels qu’ils l’ont durablement marqué. Avait-il une chance hors du commun pour rencontrer si fréquemment des passeurs si exceptionnels ?

Comme beaucoup d’homme ayant montré plus tard un grand talent artistique, scientifique ou autre, il a eu la chance de rencontrer un professeur de lycée (et compositeur) qui a décelé ce talent et qui a su le faire grandir. Pour lui, c’est Annick Chartreux, professeur de musique au Lycée Claude Monnet. C’est elle qui lui a dit qu’il était doué pour la musique et que son talent serait dans le chant.

La découverte de l’opéra pour Laurent Naouri, c’est Boris Godounov qu’il a vu dans sa jeunesse et qui lui a fait réaliser que les chanteurs d’opéra n’étaient pas toujours des vieillards bedonnants.

Il n’a jamais eu de « plan de carrière » mais à chaque moment important de sa vie il a rencontré un passeur qui l’a aidé dans son évolution. Un professeur de piano qui  lui a donné l’outil et la culture de base lorsqu’il était au lycée, Un professeur de physique en prépa à Saint-Louis, Marc Serrero, lui a redonné le moral alors que le découragement menaçait ; tous ceux qui ont fait prépa ont connu ces épisodes, mais tous n’ont pas rencontré un professeur qui les soutienne : c’est l’un des talents de Laurent Naouri de susciter la sympathie et le soutien. Ce qui est frappant avec lui, c’est l’importance qu’il attache au rôle de ces « passeurs », et la reconnaissance qu’il leur témoigne.

Que lui a apporté sa formation de Centralien dans son métier d’artiste ? Sans doute l’aptitude de satisfaire sa curiosité dans des disciplines très différentes : il n‘est pas étonnant qu’il soit apprécié pour son répertoire particulièrement varié qui comporte des œuvres anciennes et modernes comme tragiques et comiques. Pourquoi ? Curiosité ou plasticité ? Sans doute les deux mais aussi  une sorte de réflexe de « l’ingénieur pluridisciplinaire » qu’est le centralien.

Esprit analytique et curieux, il veut toujours « comprendre comment ça marche ». Il y a chez lui une gourmandise pour le savoir qui permet de comprendre pourquoi beaucoup de ses professeurs se sont particulièrement intéressés à lui.

Il conserve un excellent souvenir de l’école, des études, de la vie universitaire. Il se souvient d’avoir réveillé à 6 heures du matin un élève qui était endormi à côté du piano sur lequel il travaillait (pas mal, pour quelqu’un qui aime se déclarer paresseux …). Il a suivi toutes ses études d’ingénieur avec intérêt mais il se souvient particulièrement  de la mécanique des fluides et de Jean-Marie Georges et il cite une conférence où une phrase l’a marqué « ce n’est pas parce que vous écrivez « ‘ça vole’  sur un fuselage ou une paire d’ailes que l’avion va voler ». Décidément, celui qui aime se déclarer paresseux et incertain de ses aspirations semble avoir une éthique, un goût de l’effort et un sens de la responsabilité bien adaptés pour une carrière aussi exigeante que celle d’un artiste lyrique !

Il n’avait ni prévu ni préparé son évolution après sa sortie de l’ECL en 1986 et il n’a pas cherché d’emploi d’ingénieur mais il a poursuivi ses cours de chant en donnant des petits cours de maths puis l’occasion s’est présentée pour lui de suivre un enseignement au Centre National pour l’Insertion des Artistes Lyriques (CNIPAL) qui venait d’être créé à Marseille et qui a mis le pied à l’étrier à beaucoup de jeunes artistes prometteurs avant de disparaître, hélas, en 2016. Après y avoir participé à la mise en place d’une production de Cosi Fan Tutte (mise en scène par Pierre Constant et dirigée musicalement par Jeannine Reiss), il part à Londres à la Guildhall School of Music and Drama et pendant ces années il rencontre Jean-Pierre Blivet qui sera son principal professeur de chant.

Parmi ses plus grands souvenirs, il cite  son interprétation de Falstaff de Verdi au Festival de Glynedbourne en 2013 ou Viva la Mamma de Donizetti à l’opéra de Lyon en 2017 où, selon la critique, « D’une autorité impérieuse, truculent, subtil, (il) est irrésistible, magistral, impressionnant ». Il pourrait aussi citer ses débuts au mythique Metropolitan Opera (Met) de New York en 2012 dans le rôle de Sharpless (de Madame Butterfly).

Il est vrai, en cohérence avec sa tessiture et son timbre, qu’un baryton-basse ou une basse est souvent un méchant ou en tous cas un personnage redouté. Laurent Naouri interprète des personnages de baryton ou de baryton-basse,  ce que sa tessiture très étendue lui permet de chanter. Il a ainsi interprété les personnages de Verdi comme Falstaff ou Germont, (de La Traviata), de Berlioz comme Fieramosca (de Benvenutto Cellini) ou Mephistophélès (de La Damnation de Faust), de Tchaïkovsky comme Oneguine, de Britten comme Bottom (du Songe d’une nuit d’été), de Mozart comme Figaro (des Noces de Figaro) ou d’Offenbach comme les 4 démons (des Contes d’Hoffmann), rôles qu’il a interprétés sur les plus grandes scènes du monde.



En matière artistique, il admire naturellement de très grands chanteurs lyriques mais son modèle est le pianiste de jazz Bill Evans « qui conjugue si bien travail, humilité et persévérance au service d’un don exceptionnel » et il ajoute que «sans ces trois qualités, pour reprendre les mots de Brassens, ce don ne serait guère  ‘qu’une sale manie’ ».

Le métier de l’art lyrique est difficile, les grandes salles sont parfois inconstantes, le public international est exigeant et le calendrier d’engagements d’un chanteur comme lui porte sur plusieurs années, émaillées d’incidents imprévisibles qui peuvent l’amener à annuler sa présence à une représentation prévue plusieurs années à l’avance. Rares sont les chanteurs, comme Laurent Naouri, qui peuvent être sereins sur leur carrière (il a le même agent depuis trente ans). A ce titre, l’année 2020 où presque toutes les représentations et les festivals auront été annulés dans le monde entier sera marquée d’une pierre noire. Il espère chanter en Septembre à l’Opéra de Paris et en Novembre au Met (New York).

Quelle est la carrière d’un chanteur ? Il est certain que les chanteurs peuvent avoir une carrière plus longue que les chanteuses pour des raisons qui tiennent  principalement à l’injustice du répertoire qui offre plus de rôles de vieux que de vieilles ! (« the bads and the dads », comme on les surnomme au Met). Il n’envisage pas un infléchissement de sa carrière, comme sa femme Natalie Dessay l’a fait avec un grand succès il y a quelques années en évoluant vers le théâtre, son rêve de toujours. Pour lui, à la cinquantaine un chanteur baryton-basse peut au contraire envisager un nouveau départ avec dans le répertoire des rôles passionnants  de vieillards ridicules ou méchants.

Époux d’une grande artiste, il constitue avec Natalie Dessay un couple considéré comme extrêmement atypique dans le monde de l’art lyrique où il est si difficile de concilier deux carrières, faites de déplacements permanents dans le monde entier, avec une vie de famille et des enfants.

Ils ont réussi sur ce plan aussi et leurs  deux enfants sont musiciens. Tom étudie le saxo  à l’école Didier-Lockwood, sans doute la meilleure école de jazz, fondée par le grand violoniste de jazz disparu en 2017.  Cantatrice comme sa mère, Neïma commence une carrière pleine de promesses.

Un ingénieur pour le moins atypique, un artiste dont la vie de famille est pour le moins atypique elle aussi, Laurent Naouri est à l’évidence un homme pluridisciplinaire dans tous les sens du terme …

Ph.R.

 

NDR. Laurent Naouri a participé à l'album "Symphonie pour la Vie" regroupant quelques-uns des plus grands noms de la scène classique française, et dont les fonds seront reversés à la Fondation Hôpitaux de Paris - Hôpitaux de France.

Auteur

Docteur en Histoire et consultant interculturel Voir les 2 autres publications de l'auteur

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