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02 mai 2024

Julien Li-Thiao-Té (ECL2006) : au cœur de la stratégie d’approvisionnement en combustibles nucléaires d’EDF

Sur la lancée du dossier sur le nouveau nucléaire paru dans la revue Technica en mars dernier, nous sommes allés à la rencontre de Julien Li-Thiao-Té (ECL2006), Négociateur Uranium et Produits chimiques au sein de la Division Combustible Nucléaire (DCN) d’EDF. L’occasion de l’interroger sur les problématiques d’approvisionnements dans un contexte de plus en plus complexe, entre  risques géopolitiques, climatiques, financiers, mais aussi sociétaux.


Technica : Bonjour Julien. Pouvez-vous nous présenter votre rôle et missions au sein de la Division Combustible Nucléaire d'EDF ?

Bonjour à tous. J’ai rejoint la Division Combustible Nucléaire (DCN) en mars 2022 en tant que Négociateur pour les services de conversion, avant de changer de portefeuille pour devenir Négociateur Uranium et Produits chimiques depuis janvier 2023.

 

La Division Combustible Nucléaire (DCN) d’EDF assure la maîtrise d’ouvrage des activités liées au cycle du combustible nucléaire.

Pour alimenter le parc de réacteurs du Groupe EDF en France et au Royaume-Uni, la DCN n’achète pas d’assemblages de combustibles « clé en main », mais au contraire, se positionne à toutes les étapes du cycle du combustible. Chaque année, la DCN achète environ 7000 tonnes d’uranium naturel, ce qui représente environ 10% du marché mondial, des services de conversion, d’enrichissement et de fabrication de combustibles, ainsi que des services de traitement et recyclage de combustibles usés.

 

Ainsi, ma mission principale est de garantir la sécurité et la compétitivité des approvisionnements en matières (uranium naturel, bore, lithium, zinc), à définir une stratégie pluriannuelle et à négocier des contrats avec des fournisseurs de matières dans le monde entier, à exercer une veille active sur les marchés (géopolitique, économique, industrielle, etc.), et aussi à mener des audits sur les sites de fournisseurs actuels ou potentiels à travers le monde.

Technica : A quoi ressemble une journée type de travail pour vous ?

Je n’ai pas vraiment de journée type de travail mais je passe beaucoup de temps en réunions avec mes interlocuteurs chez mes fournisseurs en France et à l’étranger (le matin pour l’Asie, l’après-midi pour l’Amérique), et aussi mes interlocuteurs en interne car évidemment, je ne travaille pas seul mais avec des analystes, contract managers, logisticiens, ainsi que des juristes, financiers et autres experts. Les déplacements à l’étranger pour des groupes de travail internationaux, des visites techniques et des audits de mines et installations industrielles occupent le reste de mon temps.

Technica : Y a-t-il encore une partie technique/ingé dans les tâches que vous devez mener ?

Pour mener à bien ces missions, des capacités de travail, d’assimilation, de synthèse et de restitution (pour ne pas parler parfois de vulgarisation) sont indispensables. Notre formation centralienne d’ingénieur généraliste est un atout indéniable pour être capable de s’approprier des procédés industriels allant de l’extraction minière à l’industrie chimique, en passant par la logistique et transports, sans oublier les forts aspects juridiques, contractuels, politiques et financiers. Ouverture, leadership et communication complètent le tableau. De l’endurance aussi…

Technica : Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?

Parmi les projets sur lesquels je travaille, il y en a un qui me tient particulièrement à cœur. Il s’agit d’une démarche transverse baptisée « ON DECK », que j’ai mise en place et dont l’objectif initial est de « construire une vision positive de la décarbonation, en partenariat avec nos parties prenantes, et d’explorer les routes vers la neutralité carbone pour les activités du cycle du combustible ».

A partir de l’Analyse du Cycle de Vie du kWh produit par le parc nucléaire français d’EDF (voir lien pour plus de détails), nous avons exercé un leadership d’influence et mené un dialogue collaboratif et partenarial avec nos fournisseurs majeurs, faisant ainsi émerger une vision partagée des enjeux clés pour des trajectoires de décarbonation qui tiennent compte des spécificités de chaque pays ou fournisseur, des stratégies de mise en mouvement, ainsi qu’un panorama des actions en cours, leviers potentiels et verrous sur ces trajectoires.

Je suis assez content d’avoir trouvé ce nom qui est un bon acronyme comme les aiment les ingénieurs puisqu’il signifie « Décarboner Ensemble le Cycle du Kombustible » (chez EDF, le combustible s’épelle avec un K bien sûr…)

Pour mes interlocuteurs non-francophones, ce nom sonne bien et traduit surtout la nécessité et notre volonté d’embarquer tous nos fournisseurs avec nous pour transformer la chaîne de valeur de l’uranium.

Technica : Quels sont les défis les plus importants que vous devez relever ?

Les challenges majeurs que nous avons à relever sont évidemment liés au contexte mondialisé de nos activités : l’uranium utilisé dans la filière nucléaire française traverse de nombreuses étapes, de sa conversion à son réemploi après retraitement des combustibles usés. Je vous renvoie d’ailleurs au tour d’horizon du parcours de l’uranium paru dans Technica n°626 de mars 2024 (par Jean-Michel Quilichini, ECP88, Directeur de la DCN).

 

A chaque étape, une pluralité plus ou moins grande d’acteurs, de pays, de technologies, font que nos activités sont sensibles aux risques géopolitiques, climatiques et financiers mais aussi sociétaux (acceptabilité, responsabilité sociétale d’entreprise (RSE)).

 

La vision stratégique long terme et la politique de diversification des approvisionnements font partie de l’ADN de la DCN et se sont toujours révélées décisives dans la résilience du Groupe EDF, et ce encore plus ces dernières années. A ce titre, je travaille non seulement à renforcer les partenariats avec des fournisseurs de longue date, mais également à ouvrir de nouveaux horizons et qualifier de nouveaux acteurs pour renforcer cette diversification.

 

L'énergie nucléaire est de plus en plus vue comme incontournable dans la lutte contre le dérèglement climatique. Ainsi l'Agence Internationale de l'Energie (AIE) estime que pour atteindre la neutralité carbone d'ici 2050, la capacité nucléaire mondiale à cet horizon doit être doublée. Ce retour en grâce génère naturellement de nombreux impacts, j'en mettrais deux en avant :

 

  • D’un côté, le développement du nouveau nucléaire au niveau mondial va créer une croissance de la demande en combustible. Cette tendance et surtout les crises majeures auxquelles nous faisons face depuis 2020 (COVID-19, invasion de l’Ukraine par la Russie, crise énergétique, coups d’Etat en Afrique, menaces sur le transport maritime passant au large du Moyen-Orient…) alimentent une augmentation des prix du marché de l’uranium, et surtout leur volatilité ; elles attirent de nouveaux acteurs non industriels mais financiers, aux logiques parfois spéculatives et aux objectifs différents, qui offrent certes de nouvelles opportunités mais créent également de nouvelles incertitudes sur les stratégies et les marchés.

  • D’un autre côté, l’acceptabilité du nucléaire par les opinions publiques (au moins en Europe) et les gouvernements passe également par des attentes fortes en matière de Responsabilité Sociétale d’Entreprise (RSE ou ESG en anglais) pour les activités du combustible nucléaire et de l’uranium en particulier : respect de l’environnement, des droits humains et de bonne gouvernance. Les attentes du Groupe EDF vis-à-vis de nos fournisseurs figurent dans les clauses de nos contrats d’approvisionnement, ainsi que le droit de réaliser des audits in situ.
    A ce titre, la démarche « ON DECK » a été présentée en avril 2023 au COMEX RSE d’EDF et a obtenu un soutien clair et fort de la part de Luc Rémont, PDG d'EDF, qui nous a demandé d’élargir le scope de cette démarche – initialement focalisée sur la décarbonation – à d’autres thématiques RSE dont l’adaptation au changement climatique et la préservation de la biodiversité en particulier.

Technica : Vous avez passé 10 ans chez Cyclife (groupe EDF) en particulier sur les questions de sûreté, gestion de crise et traitement de déchets radioactifs.  Sur quels genres de missions interveniez-vous ?

J’ai en effet passé 10 ans, de 2010 à 2020, au sein d’une filiale d’EDF qui s’appelait SOCODEI avant de devenir Cyclife en 2016 lorsque le Groupe a voulu créer un leader européen du démantèlement nucléaire et de la gestion des déchets de faible et très faible activité (FA et TFA).

Sur le site de Marcoule (Gard), Cyclife exploite notamment une installation nucléaire (CENTRACO) qui vise à réduire le volume des déchets radioactifs FA et TFA avant leur envoi aux centres de stockage appropriés, gérés par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA).

Pour cela, CENTRACO comporte une unité d’incinération et une unité de fusion (four à induction), ainsi que des ateliers de conditionnement permettant de produire des colis de déchets aux caractérisations radiologiques et physico-chimiques respectant les spécifications techniques de l’ANDRA.

 

J’ai exercé au début des missions d’ingénieur sûreté et gestion de crise qui consistent à garantir le bon fonctionnement des installations dans le respect des référentiels réglementaires, à analyser les écarts et instruire en lien avec l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) les modifications potentielles des référentiels ou installations. En particulier, en matière de gestion de crise, mon rôle consistait à définir et étudier des scénarios accidentels, d’en évaluer les conséquences et de mettre en place les moyens et parades nécessaires pour garantir la protection de l’environnement et des populations autour des installations, en coordination avec l’ASN et les pouvoirs publics.

 

Par la suite, en 2013, en tant que premier ingénieur sûreté incendie de SOCODEI, j’ai créé une « filière risque incendie » pour vérifier la cohérence et la maîtrise de ce risque principal (traitement de déchets incinérables), depuis les référentiels réglementaires et normatifs, jusqu’au pilotage de la maintenance des équipements de détection et protection incendie (mécaniques et électriques), en passant par l’appui et l’expertise lors des projets de modifications ou l’analyse des écarts, et la réalisation d’exercices de gestion de crise en lien avec le Service Départemental d’Incendie et de Secours (SDIS).

 

Enfin, à partir de 2017, j’ai occupé des fonctions de Chef de projet adjoint et Responsable technique, pour des études d’avant-projet visant à la construction de nouveaux ateliers et usines de traitement de déchets métalliques FA et TFA, avec des procédés innovants, en vue de la décontamination et du recyclage de ces déchets.

Technica : Le secteur nucléaire a la réputation d'être un gigantesque paquebot avec une forte inertie. Est-ce que le retard pris par la filière nucléaire française vous semble rattrapable comme le souhaite l’État depuis peu ?

C’est peu de parler d’inertie… Le secteur nucléaire est soumis à des contraintes extrêmes, d’ordre techniques et technologiques certes, mais aussi et surtout réglementaires, économiques, politiques et sociétales.

 

Peut-être plus que les autres, c’est un secteur qui nécessite de mobiliser de façon cohérente et constante dans la durée tout un tissu socio-éducatif, industriel et politique. Nous travaillons sur des échelles de temps devenues malheureusement trop longues et peu compatibles avec les défis qui nous attendent si nous voulons être au rendez-vous d’une électricité décarbonée, pilotable et abordable pour la France et l’Europe.

Il y a des choix difficiles et des décisions concrètes à prendre, au-delà d’un souhait ou d’un discours (de Belfort par exemple), même si c’était un point de départ nécessaire et attendu.

Mais avant tout, je suis persuadé qu’il faut inspirer les hommes et femmes d’aujourd’hui et de demain pour leur redonner le goût de nos métiers, les aider à comprendre et accompagner les choix de notre pays en matière énergétique et de souveraineté avec lucidité mais sans peur fantasmée, pour leur donner le courage et les moyens d’agir concrètement pour transformer un monde que beaucoup voudraient enfermer dans une vision fataliste, notamment sur le plan climatique.

Technica : Le nucléaire provoque des peurs difficiles à raisonner (un peu comme la peur de l'avion). Vous qui connaissez bien le sujet de la sûreté nucléaire et du traitement de déchets, quels arguments avanceriez-vous pour rassurer les plus sceptiques?

En mars 2011, je me souviens clairement avoir été choqué par l’impression qu’en France, l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima avait complètement éclipsé la catastrophe naturelle qui en a été à l’origine et qui a fait plus de 22 000 victimes et 80 000 personnes évacuées.

 

Les conséquences d’un accident nucléaire sur l’environnement et les personnes génèrent en effet des peurs difficiles à raisonner, quand bien même ces accidents sont rarissimes. Vous avez raison de faire un parallèle avec l’avion : on parle toujours de l’avion qui s’écrase, jamais des millions de vols qui se déroulent sans accident chaque année [NB : 39 accidents dont 5 mortels en 2022, pour un peu plus de 32 millions de vols, selon l’association internationale du transport aérien (IATA)].

Malgré ces accidents, peu de gens demandent l’interdiction totale des transports aériens de passagers car les bénéfices et avantages perçus dépassent largement la peur de l’accident dans cet exemple.

 

Il faut tenir compte de ces peurs en termes d’acceptabilité de nos activités.

 

D’une certaine façon, nous avons la responsabilité d’informer et de partager plus largement les bénéfices et avantages procurés par l’énergie nucléaire : énergie la plus décarbonée, pilotable, abordable, abondante, « dense » (en termes d’occupation des sols), etc.

Pour diverses raisons, nous avons longtemps eu le « nucléaire honteux » et laissé trop de place aux peurs agitées et aux risques qui pourtant, sont pris en compte et intégrés de façon extrêmement responsable, sous le contrôle d’une Autorité de Sûreté Nucléaire indépendante en France.

 

La sûreté – qui vise à protéger l’environnement et les populations – est toujours la priorité numéro une de tout exploitant d’installation nucléaire, et ne cesse de s’améliorer, grâce aux connaissances scientifiques et technologiques, à la prise en compte du retour d’expérience, ainsi que le partage de cette expérience au niveau international.

Cependant, le principe fondamental d’une sûreté proportionnée aux enjeux doit rester notre boussole sous peine de rendre les choses impossibles à force de les rendre inutilement complexes, et de gaspiller les ressources (humaines, matérielles et temps) dont nous avons cruellement besoin pour répondre, dans les temps, aux défis qui nous attendent.

 

Concernant les déchets radioactifs, il faut également remettre du concret et informer pour démystifier une peur qui est généralement associée à la haute activité et à la vie longue d’une fraction de ces déchets : or il s’agit seulement de 0,2% des déchets radioactifs produits en France, soit moins de 5 g par an et par habitant en France.

Déjà, 96% du combustible nucléaire est recyclable, et la France a fait le choix stratégique de créer et soutenir une filière de traitement-recyclage, afin de récupérer la matière nucléaire valorisable pour fabriquer un nouveau combustible qui fournira à son tour de l’électricité, tout en permettant de réduire l’extraction et la consommation de matière première (uranium naturel). C’est de l’économie circulaire, et pour EDF, cela représente une économie de 20 à 25% de ses besoins en uranium, ce qui préserve les ressources naturelles.

 

De plus, le recyclage permet de réduire par 10 la radiotoxicité des déchets sur le long terme et de diviser par 5 le volume des déchets les plus radioactifs. Ce n’est donc pas comme si on ne faisait rien : on parle là de réduction à la source de la dangerosité et de la quantité de déchets ultimes.

Ceux-ci sont traités par un procédé de vitrification qui les confine dans une matrice extrêmement sûre et stable, optimisée pour un entreposage et un stockage géologique dans des galeries à 500 m de profondeur dans une couche d’argile sélectionnée pour ses propriétés de confinement et stable depuis 160 millions d’années.

 

Il y a de quoi être rassuré, non ?

Auteur

Après une expérience dans l'industrie pharmaceutique, Julien rejoint en 2010 SOCODEI (filiale d'EDF renommée Cyclife en 2016) comme ingénieur sûreté et gestion de crise, puis ingénieur incendie. En 2017, il évolue vers des fonctions de Responsable technique et Chef de projet adjoint, pour de nouvelles installations dans la décontamination et le recyclage des déchets nucléaires. En novembre 2020, il devient Directeur de Cabinet à la centrale nucléaire de Chinon (Indre-et-Loire). Il rejoint en mars 2022 la Division Combustible Nucléaire (DCN) en tant que Négociateur pour les services de Conversion, avant de changer de portefeuille en janvier 2023 pour devenir Négociateur Uranium et Produits chimiques.

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